Dépasse tes limites et be yourself !

Publié le par Blof

Il semblerait qu'il existe aujourd'hui dans notre chère époque une injonction particulièrement prégnante au "dépassement des limites" qui perturbent parfois petits et grands.

Alors avant toute chose, qu'appelle-t-on "limites" ? Rassurez-vous gardiens de l'ordre social et de ses masses consentantes, nous ne parlons pas ici des limites de notre pensée ou des limites d'un système, non non, nous parlons simplement ici de nos limites physiques, psychiques et morales. Et c'est ainsi qu'il existe une certaine forme de compétition malsaine, dont les articles de Vice en sont parfois la parfaite illustration, à qui ira faire son plan à trois, tentera le polyamour ou le sadomasochisme, testera la nouvelle drogue à la mode ou osera rentrer dans le clan de "la fidélité c'est dépassée, mon mec et moi, on est un couple ouvert et c'est super méga cool". Oui oui, je m'exprime comme une adolescente prépubère mais parfois, les dépassements de nos limites se résument bien à cela, une sorte de quête d'identité adolescente et de comparaison permanente avec un "autre" le plus souvent fantasmé mais très largement médiatisé.

Il n'y a pas que nos limites sexuelles ou morales bien sur, il y a nos limites physiques aussi. Les pubs Nike sont là pour en attester. "Dépasse tes limites" nous scandent les panneaux publicitaires. Au moins ici aucune ambiguïté. Nous savons à quoi nous en tenir. Cela t'aidera à "être toi-même" ou plus communément accéder au "be yourself" si cher à nos cœurs voire même au "be unique", parce que bon, ils nous trouvent suffisamment cons pour s'imaginer qu'avec une paire de nike vendue en des milliers d'exemplaire on va avoir l'impression d'enfin acquérir une "identité" rien qu'à nous. On est jamais trop sur dans ce domaine comment exactement on dépasse ses limites à part en courant dix minutes de plus que la vieille ou en passant une ceinture supplémentaire en taekwondo. Mais la recette fait un carton. Pour preuve le succès de l'escalade que l'on propose même en journée d'intégration pour les nouveaux arrivants en école de commerce. Pour l'art du "challenge" et du dépassement de soi. C'est-y pas beau ? Enfin, nous exagérons, on sait bien comment cela s'illustre et se médiatise surtout. Parce que côté sexe, fidélité et drogue, la médiatisation reste dans un cercle relativement privé et limité. On est "cool" mais rien que pour soit, comme un débile. C'est ce qu'on appelle l'intériorisation des injonctions sociétales. Ok, parfois on partage ça avec des compagnons du net qu'on a jamais vu ou encore avec une communauté bien identifiée qui se retrouve pour se raconter ses malheurs tous les lundis soirs dans un café qui s'est spécialisé dans la prolifération de tous ces nouveaux clubs d'anonymes en détresse. Mais pour le sport, nos limites se mesurent et se diffusent sur la toile grâce aux nouvelles caméras go-sport et autres drones à venir et surtout grâce à toutes ses applications et montres connectées. Grâce à ça, je sais que Jean, collègue de bureau ajouté par erreur sur facebook, a couru plus que son ami Paul et qu'il a progressé dans l'année de 15% sur la durée de ses courses. Ne manque plus que le petit diagramme personnalisé qui existe déjà et le compte est bon.

Ces limites çi et le discours qui l'accompagne font bien plus de dégâts qu'il n'y parait. Certains avancent sereinement, tout pépères, ils dépassent les limites, "tranquille" quoi. D'autres se contentent de "liker" sans modifier un tant soit peu leur comportement. Ce qui compte, c'est d'être au courant. Cela ne les concerne pas et ça glisse sur eux avec une aisance rageante. Et puis il y a les acharnés, ceux qui une fois commencés ne savent plus bien comment et où s'arrêter. A titre d'exemple, j'interviewais dernièrement une fille de 23 ans sur sa sexualité. Elle s'était lancée un an plus tôt dans le sadomasochisme, fantasme depuis longtemps formulé mais qui lui avait demandé malgré tout une sacrée dose de courage et d'opportunités et donc un peu de temps pour le mettre à exécution. Et puis, la voilà lancée, polyamour, SM, queer, tout le fratra d'une libération sexuelle accomplie lui tombe dessus, et de révélations intérieures en mises en action, elle finit par m'expliquer que la dernière fois, elle a fait un double fist vaginal avec un mec de 34 ans, ponte en la matière, pour qui s'était aussi une première. "Je ne sais pas quant est-ce que ça va s'arrêter" me dit-elle le regard quasi implorant. "Je ne sais pas où je vais m'arrêter surtout". Elle explique qu'elle veut bien tout tenter, qu'il n'y a plus vraiment d'interdits figés dans le marbre mais elle semble en fait crever de trouille. Mais jusqu'où alors ? C'est bien là tout le mystère. Car à partir du moment où il n'y a plus ni tabous ni interdits, qui va vous dire quand vous arrêter ? A part votre corps peut-être ? Et si vous prenez cette décision seule dans votre lit, ce sera au nom de quoi ? Et c'était bien là tout son drame.

Il y a les acharnés et puis il y a les torturés. Eux ben, ils en ont bien des limites, même beaucoup, ils sont un peu de l'ancienne génération, un peu névrosés et inhibés sur les bords. Alors voila, bon, on leur explique que, tout ça, c'est dépassé. Le sexe coincé et l'amour pour toujours par exemple, c'est à jeter aux oubliettes. C'est plus tendance et puis même s'ils voulaient, ce n'est tout simplement plus possible. Notre époque et son système, son renouvellement permanent et l'esprit conso usé-bon-à-jeter empêche tout romantisme hugolien. Alors certains tentent histoire de dire et finissent tout traumatisés ou parfois ravis bien sur. Il y a aussi ceux qui tombent sur les motivés. Je me rappelle ainsi d'une fille qui m'expliquait que son compagnon voulait "dépasser ses limites" et finalement, de remises en question en lecture de vice, elle se disait qu'elle était peut être coincée, attardée ou que sais-je. Très souvent, ces victimes d'une coollitude obligatoire se retranche derrière une origine sociale et familiale qui expliqueraient leur réticence d'un "autre âge" et oublient bien souvent que non, c'est aussi une décision et qu'il n'y a rien à dépasser du tout mais peut être tout simplement à choisir. Et oui, grave grave question des limites qui nous entraine parfois vers un amoralisme et un relativisme aveugle bien éloigné de notre psychisme encore bien contrôlé.

MAIS MAIS MAIS

Parce que nous devons dépasser nos limites et même celle de notre corps - Pourquoi pas essayer d'éviter la mort se demande ainsi nos amis transhumanistes outre-atlantique ? - nous observons en complément tout un discours autour de la modération. Chère et tendre modération, fille de toutes les vertus et gardienne contre tous les vices.

Manger cinq fruits et légumes par jour, mangez et buvez avec modération, ne fumez pas ou vraiment krè krè peu, faites du sport mais sans excès, baisez mais sans vous abimer, sortez mais dormez, prenez des pilules mais celles recommandées, consommez mais n'oubliez pas de payer, endettez vous mais remboursez, protestez mais rentrez chez vous après, vous pouvez parler mais sans crier, changez mais sans révolutionner, bougez mais sans bousculer, bref, "dépasser vos limites" MAIS restez modéré. Ne soyez ni trop vindicatif, ni trop excessif. Ne coutez pas trop cher ni à la sécu ni aux services de l'ordre. Et surtout surtout continuez à faire ce qui vous est demandé. C'est à dire travailler, consommer et baver.

Publié dans Egarement

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article